L’UNIL : Ses moutons, ses matons et ses espaces de contestation
Autant éloignée de la cité qu’elle le peut, l’université de Lausanne est pourtant bel et bien atteinte par les tumultes politiques de la ville. Bien que les académicien·ne·s et les savant·e·s aiment prendre de la hauteur pour regarder le monde avec une distance critique toute scientifique, et c’est tant mieux, au final, l’Université ne peut s’extraire du reste du monde. Les campus d’universités reproduisent à échelle réduite une micro-société, certes plus embourgeoisée, mais dans laquelle il existe aussi des débats et des conflits socio-politiques en miroir de ceux du reste du monde. L’UNIL mais aussi l’EPFL ne font pas exception. Aujourd’hui, vous l’aurez peut-être remarqué, les murs des bâtiments en attestent.
Des espaces d’expression et de contestations
Qu’on ne l’oublie pas, il existe une longue tradition[1] de contestation estudiantine à l’université de Lausanne. Dès le début des années 1960, le Mouvement démocratique des étudiants (MDE), anticipant 1968, s’affirme déjà comme une jeunesse engagée[2]. A l’époque, les étudiant.es luttent à la fois pour de meilleures conditions d’études – entre autres choses pour la démocratisation des études supérieures via l’octroi facilité à des bourses – et contre la guerre coloniale en Algérie qui est alors en cours[3]. Par la suite, Lausanne n’a pas fait exception et mai 68 a largement chahuté le calme académique. En 1980-1981, les événements de Lôzane-bouge atteignent également l’université. Un « Comité de soutien au mouvement des jeunes et pour les libertés démocratiques », composé notamment par des professeurs d’université, soutient la jeunesse qui lutte pour des espaces culturels et plus généralement pour le droit de s’exprimer. Le dernier sursaut étudiant du XXème siècle qu’a connu l’UNIL est la grève et l’occupation de 1997 contre les politiques d’austérité et les réformes néolibérales de la fonction publique qui impactent alors aussi l’université vaudoise[4]. Ce dernier événement a notamment abouti à la fondation de la première « Cafétéria autogérée provisoire » (CAP) à Anthropole qui deviendra « permanente » par la suite, bien que gardant son acronyme.
Nous oublions certainement de nombreux événements. En réalité, le campus lausannois n’a jamais cessé d’être animé politiquement par les étudiant·e·s et même parfois par les professeurs. On peut par exemple penser aux luttes altermondialistes des années 2000, contre le G8 notamment, dans lesquelles les étudiant·e·s lausannois·es ont été largement impliqué·e·s. En 2015, il y a aussi l’occupation d’un auditoire par le collectif R contre le renvoi de réfugié·e·s[5]. A noter, encore, le maintien de la session d’examen d’août en 2019 dans la faculté des SSP. Grâce à la mobilisation des étudiant·e·s, réuni·e·s contre le projet de suppression amené par une partie du Conseil de faculté des SSP[6], une énième attaque contre l’égalité des chances a été mise en échec. Bref, on peut retenir qu’à l’UNIL, comme dans beaucoup d’universités, des conflits éclatent régulièrement et qu’ils se matérialisent autant en acte qu’en parole sous des formes plus ou moins spectaculaires, allant de la simple lettre ouverte à la grève, en passant par le blocage total d’un bâtiment, empêchant la tenue ordinaire des cours.
Comme dans toute société démocratique mais à une échelle réduite, ces espaces d’expression et d’action sont les garants de la reproduction du système par une gestion pacifique des désaccords et des conflits par le droit de s’exprimer, le droit de s’associer, de s’engager et parfois d’agir, de désobéir. Même si ces actions peuvent être occasionnellement musclées, fondamentalement, elles ne représentent pas un risque, ni pour l’intégrité de l’institution, ni pour celle de ses membres. Sur les campus, comme dans le reste de la société, au-delà des droits et règlements formels, il existe une culture et une coutume politique spécifique qui tolèrent des modes d’action et d’expressions à la limite de la légalité. Cette histoire n’est donc pas qu’un joli souvenir mais elle constitue, en elle-même, un cadre de référence à nos mobilisations et une jurisprudence d’une sorte de droit coutumier propres aux institutions universitaires. A défaut du grand soir, les conditions minimales d’une gestion saine des conflits passent par l’exercice, voire, si besoin, par l’extension du droit bourgeois.
Des moutons ?
A l’abri du bruit de la ville, on s’est habitué au spectacle des moutons qui broutent à Dorigny. Dès 1970, l’UNIL déménage progressivement du centre vers la périphérie. II est vrai qu’en cette période d’après 68, il est bien utile d’extraire l’université du reste de la cité, de séparer le monde du savoir du monde du travail et de freiner ainsi les potentielles convergences entre étudiant·e·s et ouvrier·ère·s. En miroir des moutons, qu’en est-il de la majorité silencieuse des étudiant·e·s qui achèvent leur cursus sans faire de bruit ? Silence ne signifie pas satisfaction et la voix des invisibles s’entend si on s’autorise à l’écouter.
D’abord il y a celles et ceux qui, au sein des associations, des syndicats et des instances démocratiques élèvent leurs voix encore et toujours, mais qui sont parfois réduits à l’oubli par le temps et l’usure. Nous saluons leur persévérance. Que leurs voix portent ou ne portent pas, il faut, par principe, encore et toujours, en défendre l’expression libre. C’est ce que nous faisons ici.
Ensuite, il y a les locuteur·rice·s isolé·e·s, les coups de gueule en cours, les mails de mécontentement dirigés à l’encontre des différentes instances de pouvoir de l’UNIL. Eparpillées autant dans le temps que dans l’espace, ils·elles ne sont que peu visibles mais nous, les acteurs de terrain comme les syndicats et associations, nous les remarquons et nous tentons tant bien que mal de faire converger leurs prises de parole.
Enfin, il y a la voix des sans-voix, des précaires, des déçus, des marginalisés, des timides et souvent des plus souffrants. Ce sont les trop jeunes ou trop vieux, parfois avec des parcours migratoires compliqués, des jeunes parents, ceux et celles qui cumulent des emplois de merde, qui comptent leurs sous à la fin du mois, qui ne dorment que peu et qui encaissent les coûts autant matériels que psychologiques de leur condition. Ceux et celles-là ne parlent que peu. Ils·elles sont isolé·e·s, ont trop à perdre ou sont simplement la tête dans le guidon, ayant trop de choses à assumer. A chaque crise économique ou sanitaire, ils et elles refont surface dans les médias. Ceux-ci sont toujours friands de misère à mettre à la une, sous forme de témoignages larmoyants, au risque que nous ne puissions envisager qu’un seul débouché politique, l’aumône du gouvernement vaudois qui en temps de crise « fait des étudiant·e·s précaires sa priorité » (Merci patron !). Pourtant leur réalité est quotidienne, on les voit passer à nos permanences syndicales, on entend leurs confidences au détour d’un café, les cas les plus sordides étant aussi évoqués avec une pointe de curiosité morbide dans les ragots étudiants.
En conclusion, il y a bien des moutons à l’UNIL mais ils bêlent sans relâche. Nous sommes tous et toutes des moutons politiques, avec notre subjectivité et notre pouvoir d’agir ! Bien qu’habitués au son des bêtes, les décisionnaires commencent peut-être à en avoir marre. Au fur et à mesure que la situation générale se tend et que la crise écologique et humanitaire devient de plus en plus palpable, ils grapillent gentiment mais surement nos libertés fondamentales : liberté d’expression, liberté de réunion, liberté de manifestation. Représentons-nous un danger pour la reproduction de l’ordre établi ou comptent-ils simplement sur notre cécité et amnésie collective pour le sécuriser davantage ?
Comme vous le voyez, nous, nous n’avons pas oublié nos luttes passées et nous voyons ce qu’il se passe. Nous ne vous laisserons pas faire ! « Notre histoire, notre université, notre résistance face à ceux qui veulent nous l’enlever ! »
Des matons …
Oui, l’UNIL mais aussi l’EPFL ont fait le choix de la lente suppression des espaces d’expression et de contestation. D’abord discrètes et étalées dans le temps, les entraves à nos libertés nous semblent avoir été davantage perceptibles ces dernières années. Les tentatives autoritaires ne sont pas nouvelles. En 2014, par le biais d’une directive réglementaire, la Direction de l’UNIL essaie de limiter le droit d’affichage. Un comité unitaire pour la défense des libertés démocratiques mène alors une action directe et massive en placardant des milliers d’affiches de façon sauvage[7]. Après des négociations musclées, la directive est finalement retirée. En 2021, dans une période encore marquée par la pandémie et les procès en « islamo-gauchisme » des universités qui animent alors le débat médiatique, la rectrice cherche à « encadrer », c’est-à-dire museler, la parole des chercheur·euse·s engagé·e·s. Une lettre ouverte pour la défense de la liberté d’expression est alors signée par plus de 700 personnes[8]. Encore une fois, face à la contestation, la direction fait marche arrière. Malheureusement il y a aussi des défaites.
Courant 2022-2023, alors que l’inflation fait des ravages et faisant écho à l’occupation de la cafétéria d’Unimail à Genève[9], plusieurs collectifs et associations réunis sous la bannière « On a les crocs » luttent pour des repas abordables à l’UNIL. Des « bouffes pop’ », distribution de repas à prix libre, sont organisées par le collectif qui prend tout naturellement QG à la No-CAP, nouvelle appellation de l’historique cafétéria autogérée. Après deux distributions de repas et un certain retentissement médiatique[10], la Direction s’est fait chien de garde des patrons en interdisant la vente, même à prix libre, de nourriture à proximité des cafétérias sous prétexte de concurrence déloyale aves les restaurateurs. Plus tard, détournant cette restriction en distribuant la nourriture gratuitement, nous avons été finalement sommés de servir notre soupe loin des bâtiments, dehors, dans le froid hivernal[11]. Avant la distribution, la production de nourriture sur le campus, elle, nous avait déjà été enlevé avec la stérilisation de la CAP. En effet, cette cafétéria n’a gardé d’autogérée que son nom, l’appareillage de cuisine ayant été retiré sous prétexte de normes d’hygiène et de sécurité, nous empêchant matériellement de cuisiner à Anthropole. Ces mêmes arguments sécuritaires ont été avancés lorsque nous avons voulu contourner cette contrainte en amenant notre propre matériel de cuisson.
Enfin en 2023, avec la résurgence de la question palestinienne, on bascule dans quelque chose d’autre. D’abord, le 29 octobre, l’UNIL interdit la tenue d’un match de foot caritatif pour du soutien humanitaire à Gaza organisé par le FC Hardegger, club de foot antifasciste. Le prétexte invoqué est que l’événement serait trop politique. Pourtant, dès le mois suivant le campus voit accueillir deux chefs d’État, Alain Berset et Emmanuel Macron, pour un débat très bien « encadré ». Difficile de faire plus politique … Malgré l’importance du dispositif policier engagé, plusieurs centaines d’étudiant·e·s bravent le froid matinal et les forces de l’ordre et manifestent courageusement leur désaccord avec la venue de ces « représentants », critiquant leur politique extérieure vis-à-vis de la situation génocidaire à Gaza et l’inconsistance de la ligne réglementaire de la Direction de l’UNIL que venait d’annuler le match du FC Hardegger. Une pétition de soutien au FC Hardegger avait pourtant été massivement relayée[12] et des voix s’étaient élevées contre la venue de Macron et Berset[13] mais la Direction n’a pas bronché. La manifestation a été réprimé à coup de matraque et de spray au poivre. Le recteur s’est revêtu d’un discours soi-disant bienveillant mais paternaliste en réalité.
L’hiver fut glacialement amer cette année-là mais, avec le printemps, comme c’est souvent le cas, le corps estudiantin a montré une capacité d’auto-organisation sans précédent. Une occupation de soutien à la Palestine et pour le Boycott académique a démarré à Géopolis. Vous connaissez l’histoire ! Partie de l’UNIL, l’initiative a pris une ampleur inespérée et a rayonnée dans toute la Suisse, faisant des petits un peu partout sur les campus des universités et des hautes écoles[14]. Pacifique, l’occupation de Géopolis s’est caractérisée par une organisation démocratique formidable. Les deux assemblées générales quotidiennes sur plusieurs semaines étaient loin d’être désertées et la pertinence du travail qui a été fait dans les nombreux groupes de travail ont montré toute l’intelligence collective dont le mouvement a été capable de faire preuve. La parole étudiante, démocratiquement organisée, s’est matérialisée en acte de résistance. Les membres de la Direction, eux, ont rapidement pris peur devant la foule et les négociations qui avaient commencé devant l’assemblée, se sont terminées en huit-clos. Malgré les tentatives de divisions, nous sommes resté·e·s uni·e·s et déterminé·e·s. Au fil des jours, l’UNIL s’est donc mis à agiter la menace de l’expulsion policière. Sans abdiquer, le mouvement étudiant s’est vu contraint de progressivement quitter les lieux.
Restant mobilisé après la fin de l’occupation, organisant de nombreux événements et manifestations, le mouvement étudiant pour la Palestine s’est vu régulièrement intimidé et empêché. Le droit de réunion a été entravé, l’accès à des salles pour des assemblées a par exemple été bloqué. Des slogans ou banderoles étudiants ont été honteusement et fallacieusement attaqués d’antisémitisme. A l’EPFL, pire, l’association féministe Polyquity a été suspendue pour avoir organisé une conférence avec Paola Salwan Daher, académicienne féministe et antiraciste mais qui ne cache pas son soutien à la Palestine occupée. Alors que l’EPFL se dore d’une façade progressiste et inclusive à la suite de la mauvaise presse que lui avait fait #PayetonEPFL, elle suspend une association féministe qui invite simplement une universitaire pour une conférence. Heureusement, l’EPFL est revenue sur sa décision.
Toujours à l’EPFL, faisant écho à l’occupation voisine à Géopolis, des étudiant·e·s de l’EPFL essaient à deux reprises d’occuper un bâtiment. Ils·elles sont évacuées manu militari par les forces de l’ordre qui ont été appelées par la Direction. Lors d’une de ces tentatives, les occupants sont même enfermés à l’aide d’une chaîne qui bloque une sortie de secours par le service de sécurité de l’EPFL afin de s’assurer que les assaillants ne puissent pas prendre la fuite avant l’arrivée de la police. Une initiative qui interroge les bonnes pratiques en matière de sécurité desdits « agents de sécurité ». De façon générale, la Direction de l’EPFL s’est démarquée par l’intransigeance de ses méthodes et de ses propos envers le mouvement étudiant pour la Palestine. Une brutalité à la mesure de l’importance des collaborations de l’EPFL avec le complexe militaro-industriel israélien.
Entrer en résistance : seule la lutte paie !
L’automne passé, nous avons déjà exposé une contradiction majeure de l’UNIL en mesurant le décalage entre le projet philosophique de l’université et ses politiques concrètes à ce moment. Cette dernière confond effectivement les Lumières et l’éclairage[15]. Nous rappelons que sa Charte stipule : L’UNIL contribue à la formation de citoyennes et de citoyens humanistes, critiques et responsables, autonomes et solidaires, désireux de développer constamment leurs compétences et animés par la volonté du dépassement des acquis, tout au long de la vie. Encore et toujours, faisons nôtre ce projet politique lumineux.
Contrairement à Macron et Berset qui se gargarisent avec la science et la philosophie pour mieux nous asservir, nous affirmons être les véritables héritier·ère·s de la tradition des Lumières. Face à toutes celles et ceux qui chercheront encore à les éteindre, nous ferons front et nous gagnerons. Récemment encore, il semble que l’UNIL soient enfin contrainte de revoir ses collaborations avec Israël[16]. Pour rappel, la commission d’enquête sur l’éthique dans la recherche est un acquis de grande lutte. Encore une fois, malgré le risque de répression policière ou administrative, malgré les tentatives d’intimidation et de diffamation médiatique, malgré toutes les difficultés, la détermination et la persévérance du mouvement étudiant a porté ses fruits.
Autant notre histoire que la récente actualité démontrent que seule la lutte paie.
Il faut connaître son histoire pour comprendre son présent. Il faut être libre de s’exprimer pour revendiquer, s’organiser et pour lutter. Le droit d’expression tout comme le droit de réunion et de manifestation ne sont jamais totalement acquis. L’acquisition et l’exercice plus ou moins libre de ses droits est le résultat d’un rapport de force. Il nous faut donc, sans relâche, lutter pour les conserver et les étendre. Les droits d’expression, de réunion et de manifestation sont le socle de toute lutte politique émancipatrice. A ce titre, la lutte pour ces droits représente notre dénominateur commun, un point de convergence déterminant. Sur ce front plus que tout autre, soyons uni·e·s et solidaires.
Pour une UNIL et une EPFL libres, démocratiques et populaires, choisir le combat !
[1] Les archives de l’Unil, consultable en ligne, permettent une large documentation sur les luttes étudiantes en son sein : https://www.unil.ch/unil/fr/home/menuinst/universite/organisation-universite/unites-et-services/uniris-service-ressources-informationnelles-archives/archives-historiques/consultation-archives-unil/fonds-et-collections.html
[2] https://collections.unil.ch/collection/item/58188-bulletin-du-mouvement-democratique-des-etudiants?offset=37
[3] https://www.e-periodica.ch/digbib/view?pid=cmo-001:2005:21::52#54
[4] https://lauditoire.ch/2022/03/30/avril-97-lunil-se-revolte/
[5] https://asile.ch/2015/11/23/collectif-r-occupation-dun-auditoire-de-luniversite-de-lausanne/
[6] https://www.sud-ep.ch/resolution-ag-ssp/
[7] https://www.sud-ep.ch/luniversite/
[8] https://solidarites.ch/journal/390-2/une-lettre-ouverte-pour-la-liberte-dexpression-a-lunil/
[9] https://cuae.ch/occupation-sans-faim/
[10] https://www.24heures.ch/les-etudiants-se-battent-pour-lindexation-de-leurs-revenus-500693377756
[11] https://www.instagram.com/on_a_les_crocs/p/C0Q_hzkMjWa/?api=1%2F&hl=zh-cn
[12] https://www.sud-ep.ch/partager-la-lettre-de-soutien-au-fc-hardegger/
[13] https://www.sud-ep.ch/emmanuel-macron-a-lunil-non-a-la-venue-du-president-francais-le-16-novembre/
[14] https://www.sud-ep.ch/palestine-suisse-un-mois-de-mobilisations-etudiantes-historiques-retour-en-dessin/
[15] https://www.sud-ep.ch/lumieres-sur-loccupation-a-lunil-ne-pas-confondre-les-lumieres-avec-leclairage/
[16] https://www.24heures.ch/a-lunil-un-outil-pour-evaluer-les-collaborations-a-risque-755663967351