Attaques austéritaires – aller au-delà des arguments économicistes
Le Conseil fédéral a mis en consultation un projet austéritaire d’envergure. Il s’appuie pour cela sur un rapport coordonné par Serge Gaillard, «socialiste», ancien économiste de l’Union syndicale suisse (USS) passé par le Secrétariat à l’économie (SECO) de la Confédération. Le rapport Gaillard propose des coupes dans la quasi-totalité des secteurs de compétence de la Confédération. L’Exécutif va encore plus loin que le rapport et a expurgé la quasi-totalité des hausses d’impôts pour les riches. Cette offensive s’inscrit dans une lame de fond internationale, dans la lignée du néo-libéralisme de Thatcher, Reagan et Pinochet, désormais intégré par la droite libérale «classique». Elle fait aussi écho à de multiples attaques contre les services publics, les aides sociales, la protection de l’environnement, l’égalité (notamment de genre), l’intégration ou encore le bien-être au travail, dans tous les cantons ou presque. Cette attaque se démarque tout de même par son aspect totalisant : on est plus proche de la stratégie du choc que de la tactique du salami.
“L’éducation rapporte 5 fois plus qu’elle ne coûte”
La résistance s’organise contre ce plan d’austérité XXL. Pour le moment, la fronde vient surtout des milieux de l’éducation supérieure. Swissuniversities, le Fond national suisse de la recherche (FNS), Innosuisse et même timidement le Conseil des EPF s’insurgent. Plusieurs directions d’universités, et pas toujours les plus sociales, refusent les coupes prévues. Diverses catégories de salarié·es s’organisent, mais c’est essentiellement au sein des organisations et milieux étudiants que la riposte prend forme.
Associations représentatives, syndicats – dont SUD-EP et le SSP – et autres collectifs s’efforcent de faire monter la sauce et de mobiliser la population. La coordination, encore vague, qui en émerge va plus loin que de simples positions défensives et promeut une éducation émancipatrice, accessible, démocratique, gratuite et favorisant l’autonomie des personnes en formation. Elle souligne aussi que la précarité, la reproduction de classes et les mesures xénophobes sont déjà une réalité pour une bonne partie de la population estudiantine. Dans ce contexte, les coupes envisagées sont intolérables. Pour souligner encore l’absurdité du paquet Gaillard, les institutions académiques et certaines organisations étudiantes mettent en avant un argument a priori imparable : pour un franc investi dans l’enseignement et la recherche, cinq francs sont générés dans l’économie nationale. C’est vrai, et cela montre bien l’incompétence de la majorité politique au pouvoir. Alors pourquoi est-ce que SUD-EP a décidé de ne pas mettre ce point en avant ?
La droite est nulle, selon ses propres critères
Investir de l’argent public dans l‘enseignement, l’éducation, la recherche, la formation, ça rapporte. Beaucoup. Une étude de l’institut CREA d’économie appliquée, rattaché à l’Université de Lausanne montre effectivement que l’Unil permet de créer près de 9’200 équivalents plein-temps et génère 1,5 milliards retombées économiques, pour des investissements réels d’un peu plus de 330 millions (un peu plus de 370 millions si on y ajoute la valeur locative des bâtiments mis à disposition de l’université). Autrement dit, quand le Canton investit un franc pour l’Unil, 4,7 francs sont générés pour l’économie. De plus, ces investissements génèrent plus de 230 millions en impôts communaux et cantonaux, ce qui rapporte le «coût» total pour l’État à environ 100 ou 140 millions par an. Ce n’est pas propre à ce domaine. De manière générale, les investissements publics dans l’éducation, la sécurité sociale, les soins, les travaux publics, la culture et d’autres ont un effet multiplicateur.
Malgré cela, très souvent, la droite et une partie du centre-gauche prônent des mesures restrictives pour les personnes en difficulté financière : les chômeureuses sont soumis·es à des mesures restrictives pour les encourager à travailler (ça ne fonctionne évidemment pas), l’accès aux aides sociales est très compliqué, obtenir l’assurance-invalidité est un véritable parcours du combattant (et les personnes concernées doivent effectuer de nombreuses tâches, notamment administratives, que le reste de la population n’a jamais à subir), l’assurance-maladie obligatoire a un champ d’action restrictif (les dents ne sont pas concernées, par exemple) et les franchises élevées (que les pauvres et classes moyennes inférieures sont presque obligé·es de choisir) freinent l’accès au soin. Au final, ça coûte cher à la collectivité, parce qu’on doit parer les urgences qui découlent de tout cela, simplement parce que la majorité politique refuse d’aider des pauvres qui ne seraient pas assez méritant·es ou pas assez pauvres. Cette hostilité n’est d’ailleurs pas nouvelle, et se voit dans certains codes pénaux cantonaux qui interdisent le vagabondage (ce qui revient à interdire d’être sans-abri). Pareil pour la formation : pour épargner les finances publiques, on rechigne à allouer des budgets conséquents, alors que du point de vue de l’économie globale, les investissements étatiques sont souvent extrêmement bénéfiques. Ces derniers permettent de faire circuler les richesses (les riches ont tendance à thésauriser, immobilisant des capitaux qui seraient utiles ailleurs) et de les investir dans l’ «économie réelle», ce qui contribue à la société et in fine souvent aux finances publiques grâce aux impôts et taxes payés par les personnes et entreprises qui bénéficient des investissements publics. Idem pour la protection de l’environnement (la crise en cours coûtera et coûte déjà bien plus cher que les mesures pour s’en prémunir), l’égalité salariale (augmenter les revenus des femmes ferait tourner l’économie et générerait taxes et impôts) et un nombre incalculables de mesures que la majorité en place rechigne à financer.
Notre propos n’est pas de défendre l’économie capitaliste, qui repose sur l’exploitation des humains et qui entraîne épuisement des ressources naturelles, pollution et réchauffement climatique. Mais force est de constater que la majorité politicienne bourgeoise est, selon ses propres critères, à côté de la plaque. Alors pourquoi est-ce que l’ «argument multiplicateur» risque bien d’être insuffisant dans la bataille en cours ?
Une certaine cohérence : la nullité n’explique pas tout
Même s’il est assez chaotique, un programme politique relativement cohérent et clair se dessine du plan d’austérité dont il est question ici et d’autres attaques contre la formation (ou l’accessibilité de celle-ci) et la recherche (ou certains pans de celle-là).
Oui, investir dans la formation rapporte à «l’économie» dans son ensemble : c’est mesurable en points de PIB et en rentrées fiscales. Mais une bonne partie de la classe politicienne et des classes possédantes s’en fichent – du moins, ce n’est pas l’argument principal. Il serait naïf de croire que la fonction systémique des partis bourgeois serait de favoriser le bien commun (même en admettant que le bien commun découle d’une hausse de la croissance). Si une poignée d’ultra-riches peut se partager le butin, tant pis pour le PIB. Et c’est ce qui est en train de se passer. On fait face à plusieurs lames de fond réactionnaires. Une bonne partie de la classe politicienne s’en prend aux sciences sociales, et de manière générale à la recherche fondamentale, et veut «dépolitiser» les universités. Évidemment, c’est impossible, la science et l’éducation sont forcément politiques. Mais il est aussi évident que les gens qui s’intéressent à la décroissance ou manifestent pour le peuple palestinien sont visés, pas ceux qui montent des incubateurs de start-up ou prônent, forts de leurs diplômes d’économistes, des coupes dans le social. Cette même majorité (au niveau suisse) multiplie les mesures liberticides à l’encontre des mouvements sociaux (restriction du droit de manifester, par exemple – les libertés syndicales sont, elles, déjà tellement faibles que l’Organisation internationale du travail met régulièrement la Suisse sur liste noire) et des pauvres (flicage des chômeureuses, baisses des aides sociales en faveur d’«incitations» hors-sol, restriction de l’accès aux études sur des bases financières et souvent xénophobes…). Et aujourd’hui, elle porte un énorme coup de butoir à l’État social, prônant au passage des mesures qui nuiraient à l’économie dans son ensemble. C’est que d’autres intérêts sont en jeu.
Tout d’abord, lorsque l’on dit qu’une mesure est bénéfique pour l’économie, on est en fait très vague. Les personnes ou entités qui paient lesdites mesures ne sont pas forcément celles qui en bénéficient. C’est d’ailleurs quelque chose que l’on dénonce dans le cadre universitaire ou polytechnique : des entreprises financent des chaires pour travailler sur les sujets qui les intéressent, et se font passer pour de grandes mécènes, mais les infrastructures sont en fait payées par de l’argent public, et ces entreprises en bénéficient (s’ajoute à cela évidemment un manque d’indépendance pour ces chaires). Les ultra-riches et les grandes multinationales ont tendance à se ficher pas mal d’avoir un système de santé efficace, une école efficace, un réseau routier bien entretenu, des transports publics denses. Ça leur est utile, bénéfique, essentiel, même. Mais à court terme, iels préfèrent maximiser leur profit immédiat au détriment des services publics, payer le moins d’impôts possible, financer la police (si elle peut freiner les mouvements contestataires) plutôt que les infrastructures qui permettraient d’augmenter les richesses globales. C’est vrai aussi des mesures négatives. Interdire tel pesticide ou telle substance toxique, légiférer sur le bien-être au travail, rendre obligatoire un salaire minimum bénéficient à la société dans son ensemble, mais pas aux intérêts immédiats de certain·es capitalistes, qui ont une influence disproportionnée sur les processus politiques. Et ça marche : les inégalités augmentent presque partout, et les riches s’enrichissent. Tant pis si cela minent la prospérité à long terme, tant pis si cela signifie la destruction de l’environnement : ce sera la collectivité qui paiera les caprices des milliardaires. Il faut toujours garder à l’esprit que l’ «économie» ne forme pas une entité cohérente, homogène et solidaire, elle est traversée de tensions, de contradictions, de conflits, de rapports de force, et malgré les discours de la majorité politique, son fonctionnement ne tend pas au bien commun mais à la maximisation des profits immédiats des plus fortuné·es.
Ensuite, en admettant l’argument multiplicateur sous un angle purement économique, on pourrait être tenté·e de l’optimiser, et de couper dans ce qui ne «rapporte» pas assez – alors que le développement de compétences parfois dites transversales, l’aiguisage de l’esprit critique, la recherche fondamentale ou simplement la satisfaction de suivre des études qui nous intéressent sont aussi des arguments que nous voulons défendre.
Finalement, et c’est le plus important, ce plan d’austérité n’a de toute manière pas pour objectif principal la croissance ou le PIB. Il a pour but officiel d’éponger la hausse colossale du budget de l’armée. Une hausse de budget décidée sans que l’on sache précisément à quoi la grande muette utilisera l’argent. Ce plan d’austérité coupe dans énormément de domaines, mais pas partout : le SECO et les aides aux grandes entreprises, les corps de police, les gardes-frontières, les contributions à Frontex et évidemment l’armée ne sont pas concernés. Malgré les incohérences (dire être en faveur de moins d’État mais augmenter les pouvoirs de la police et le financement de l’armée, exiger des autorisations étatiques pour exercer les droits démocratiques…) et parfois l’incompétence de la droite et d’une partie du centre-gauche (qui pensent parfois sincèrement que réduire les investissements dans le social, l’éducation, la recherche ou la promotion de l’égalité, que réduire le nombre de fonctionnaires et les dépenses de l’État serait bénéfique à l’économie dans son ensemble), malgré tout cela, une ligne politique relativement cohérente se dessine. Une ligne basée sur les intérêts de quelques capitalistes et sur des idéaux nationalistes et militaristes. Une ligne ou l’État dit régalien doit être fort et l’État social faible, pour des raisons de valeurs et non des raisons économiques. Une ligne qui assume de ne pas protéger l’environnement alors qu’on vit le réchauffement climatique le plus rapide que la vie ait connu et qu’on est en pleine extinction de masse, une ligne qui assume de restreindre fortement l’accès aux études pour les «étrangers·ères» et même pour les «indigènes», une ligne qui assume de restreindre les libertés politiques, une ligne qui assume de couper dans l’éducation et la recherche, malgré les pertes économiques qui en découleraient, pour autant que l’armée soit forte et que les idées nationalistes et la liberté des capitalistes les plus riches prévalent.
Reprendre l’offensive, ne pas accepter les termes de la majorité politicienne
Il faut le dire et le redire, l’éducation et la recherche rapportent à la société bien plus qu’elles ne coûtent. Mais en s’engageant dans des arguments purement économiques, on met de côté bien d’autres sujets pourtant centraux dans notre action et dans nos aspirations. Évidemment, nous aussi, nous rappelons parfois que les arguments des promoteurs de l’austérité ne tiennent pas, comme dans un précédent texte intitulé Les étudiant·es ne coûtent pas, iels rapportent. Mais cet angle est insuffisant, et si on s’y raccroche trop, on se fait piéger sur un terrain qui n’est pas le nôtre.
Il faut accepter que le Conseil fédéral et une bonne partie du Parlement fédéral se fichent bien de sacrifier quelques points de PIB pour financer l’armée – ce qui n’empêchera tout de même pas ces mêmes personnes de défendre à tout prix la croissance face aux arguments écologistes. Cela signifie qu’une mobilisation qui se concentre sur des arguments purement pécuniaires peinera à convaincre, puisque le but du plan d’austérité n’est pas de soutenir l’économie. Cela signifie aussi que si la mobilisation ne s’étend pas en-dehors des établissements de formation, nos «victoires» risquent d’être payées par d’autres secteurs.
Face à cette attaque gigantesque, il faut une riposte forte et qui va plus loin que la défense du statu quo. Il faut repasser à l’offensive pour un filet social étendu et efficace, pour un système de formation accessible et émancipateur, pour un mouvement solidaire, égalitaire et internationaliste, et contre la remontée du militarisme.
Voir aussi :
SUD-EP, Pourquoi la droite (et une partie de la gauche) veut augmenter les taxes d’études ?, https://www.sud-ep.ch/augmentation-des-taxes-detudes/, 2024
SUD-EP, Les étudiant·e·s ne «coûtent» pas iels rapportent (et d’ailleurs, ce n’est pas vraiment la question), https://www.instagram.com/p/DD19-V6IrXg/, 2024
Résolution collective, Hausse des taxes d’études, coupes dans la recherche et l’enseignement : NON à l’austérité ! https://ssp-vpod.ch/downloads/communiques-de-presse/
dossier-de-presse-contre-les-coupes-dans-le-domaine-fri/resolution-contre-la-hausse-des-taxes-detudes-et-contre-les-coupes-dans-la-recherche.pdf, 2025
Mathieu Grobéty, La contribution de l’Université de Lausanne (UNIL) à l’économie vaudoise, Institut CREA/Université de Lausanne, 2024
